L'art du clip
Le clip est un art. Acte promotionnel d’un morceau c’est vrai, il devient parfois une œuvre d’art à part entière que l’on peut prendre plaisir à découvrir indépendamment, voire en dépit, du morceau qui l’habille. Nos discothécaires ont fouillé le web et leur mémoire pour vous présenter tous les trimestres 3 clips à découvrir ou redécouvrir.
Le pionnier : A-ha, Take on me
A-ha est un groupe phare des années 80. Jeunes, beaux et cool, les trois norvégiens ont aligné les tubes pop new-wave à cette époque. « Take on me », leur tout premier single sorti en 1985, fut un hit planétaire. Une pop song parfaite, redoutablement efficace, et reconnaissable entre mille grace au riff de synthé de l’intro. Mais cette chanson n’a pas rencontré le succès tout de suite. Elle serait même restée un échec commercial sans l’obstination du groupe et de leur label Warner Bros. Car pour l’anecdote, le single avait déjà été sorti deux fois auparavant, et un premier clip avait même été tourné. Mais il faut bien l’admettre, cette version de la chanson et la vidéo qui l’accompagne étaient plutôt mauvaises. C’est donc assez logique que le succès n’ai pas été au rendez-vous. Mais heureusement pour A-ha, pour nous, et pour l’Histoire de la musique et du vidéo-clip, ils ont remanié le morceau et ont refait un nouveau clip, génial et inoubliable cette fois.
Souvenez-vous : une jeune femme lit une bande dessinée dont le héros prend soudainement vie ; il l’emporte avec lui dans la BD mais, comme ils sont attaqués, la jeune femme doit s’enfuir et retourner dans la vie réelle, laissant son amoureux en proie au danger… Finalement ce dernier s’en tire en s’échappant pour de bon de la BD et la rejoint.
Cette histoire entre réel et fantastique digne d’un conte de fées est rendue crédible grâce à une réalisation qui mêle dessins animés et prises de vue réelles. Ce procédé inventif et très en avance sur son temps est aussi une réelle prouesse technique pour l’époque. Du jamais vu dans un vidéo-clip. Il a d’ailleurs fallu plusieurs mains pour le réaliser : Steve Barron (réalisateur de « Billie Jean » ou « Money for nothing ») pour les prises de vues réelles, et Candace Reckinger et Mike Patterson pour la partie dessins et animations. Ce dernier avait réalisé quelques années auparavant le court-métrage d’animation Commuter, qui a inspiré l’équipe de Warner pour « Take on me ». On retrouve le même procédé technique dans les deux vidéos : la rotoscopie, qui consiste à tourner avec de vrais acteurs, puis à dessiner les contours des figures image par image, sur l’image réelle. De cette manière, on obtient un film d’animation avec des personnages aux expressions et aux mouvements très réalistes. Et effectivement, le résultat est impressionnant. En particulier les scènes où les deux réalités fusionnent : lorsque la main de Morten Harket sort de la BD, et lorsqu’il essaie de s’échapper en se jetant contre les murs. Deux passages extrêmement marquants, surtout quand on les découvre enfant !
Dans un making of datant de 2019, on apprend qu’il a fallu 16 semaines à Reckinger et Patterson pour réaliser la partie animée. Plus de 10 000 dessins au total ! Un travail énorme, mais le jeu en valait la chandelle : aux MTV Video Music Awards 1986, le clip a été nommé pour 8 prix et en a remporté 6 : Meilleur nouvel artiste dans une vidéo, Meilleur concept vidéo, Meilleure vidéo expérimentale, Meilleure réalisation, Meilleurs effets spéciaux et Choix du spectateur.
Avec le recul, on peut aisément dire qu’il fait partie des meilleurs clips jamais réalisés. Et de manière générale, l’impact de « Take on me » fut énorme et se mesure encore 35 ans après. La chanson est toujours aussi populaire, et le clip toujours aussi culte : il dépasse le milliard de vues sur YouTube aujourd’hui. De nombreuses reprises ou détournements ont également vu le jour au fil des années. Ces hommages prouvent à quel point « Take on me » a touché durablement le cœur des gens.
Le petit nouveau : Self, Steven Wilson
Avec son nouvel album The Future Bites, Steven Wilson évoque les travers de notre époque où la technologie prend souvent le pas sur le sens, tout en utilisant ses codes pour mieux souligner ce paradoxe : on vit avec qu’on le veuille ou non. Il interroge la consommation compulsive instrumentalisée par les géants de la vente en ligne, le statut d’influenceur, ou encore dans le cas de la chanson Self le nombrilisme auquel encouragent les réseaux sociaux. Le clip, réalisé par Miles Skarin est formellement très simple : Steven Wilson, face caméra et filmé en noir et blanc déclame le texte de sa chanson. Sauf qu’à chaque phrase son visage se transforme en celui d’une célébrité différente : Mark Zuckerberg, Donald Trump, Scarlett Johansson, et bien d’autres !...
La technique : le deepfake
Une des innovations les plus incroyables de ces dernières années est la possibilité de créer des deepfakes : un ordinateur exécute un algorithme d'apprentissage automatique pour prédire à quoi ressemblerait un visage dans la pose d'un autre. Il en résulte la possibilité d’animer le visage de son choix, de lui faire faire ou dire ce que l’on veut avec un réalisme tellement poussé qu’il devient impossible de différencier le vrai du faux. Ce clip n’est pas le premier à utiliser la technologie du deepfake. Pour la vidéo de son titre 1999, Charli XCX transposait son visage sur ceux des Spice Girls tandis que celui de Troye Sivan se retrouvait sur ceux des Backstreet Boys. Dans son clip Whassup, Lil Uzi Vert fait chanter son refrain à des célébrités et incruste également en retour son visage à d'autres célébrités.
Ce qu’en dit Steven Wilson
Self parle de notre ère narcissique, dans laquelle la race humaine qui regardait avec curiosité le monde et les étoiles passe maintenant une grande partie de son temps à regarder un petit écran pour se voir reflété dans le miroir des réseaux sociaux. Se faisant, chacun peut désormais participer à la notion de célébrité et a le potentiel de partager sa vie avec une masse invisible de personnes qu'il ne rencontrera jamais. La vidéo va plus loin en explorant l'idée que n'importe qui peut maintenant projeter une version de lui-même qui n'a aucun rapport avec la réalité.
L'original : Black or white, Michael Jackson
Une technologie inédite ou presque, une star de la pop sulfureuse, un sujet engagé, plusieurs millions de dollars et un scandale, tels sont les ingrédients du succès de Black or white.
Le clip réalisé par John Landis (réalisateur du célébrissime Thriller, voir L'art du clip spécial Saint-Valentin), s'ouvre sur une dispute familiale classique où le père d'un jeune garçon (Macaulay Culkin en qui les quadra reconnaîtront la star de Maman j'ai raté l'avion) exige que son fils baisse le son. Au lieu de quoi le jeune effronté traîne des enceintes géantes dans le salon et expédie son paternel dans les nuages. C'est alors qu'entre en scène Mickaël Jackson qui au gré de sa danse passe de culture en culture.
Black or white est une chanson engagée qui invite à considérer un être humain au-delà de la couleur de sa peau. Même si comme souvent avec Mickaël Jackson on peut s'interroger sur un éventuel double sens de lecture quand une telle chanson est portée par celui qui a savamment gommer sa couleur de peau.
La technique : le morphing
Pour appuyer le message de la chanson, John Landis va utiliser une toute nouvelle technique bluffante, celle du morphing. Le morphing consiste à modifier un tracé initial de la manière la plus fluide possible pour aboutir à un autre tracé. Dans Black or white la technique est employée pour passer d'un visage à un autre en faisant varier sexe, origine et couleur de peau.
En 1991, le procédé n'en est encore qu'à ses débuts.Si ce n'est pas la première fois qu'il est utilisé (le film Terminator 2 a la préséance), c'est sa toute première utilisation dans un clip.
La technique est également utilisée dans la version longue du clip cette fois pour "morpher" Mickaël Jackson en panthère, référence possible aux Black Panthers. Le changement d'atmosphère qui suit n'interdit pas de le penser.
Le scandale
La première version du clip ne s'arrête pas à la séance de Morphing mais continue dans une atmosphère plus lourde où l'on voit Mickaël Jackson, à nouveau sous forme humaine danser sans musique dans la rue puis saccager une voiture et une vitrine. A l'époque la violence de la scène et la danse particulièrement sexualisée de Mickaël Jackson choque.
La polémique enfle, Mickaël Jackson s'excuse et un nouveau clip amputé des scènes qui passent mal sort.
Le clip "Black or white" sort dans un contexte particulier puisque 9 mois auparavant 4 policiers ayant lynché Rodney King, un jeune afro-américain sont acquittés provoquant des émeutes sans précédent. Il est intéressant de noter qu'aujourd'hui, il y a fort à parier que ni la violence de la scène ni la danse suggestive ne feraient lever le sourcil de qui que ce soit. Il y aurait probablement plus à s'interroger sur une première partie non exempte de clichés ethniques (Africains avec des lances, indiens débarquant à dos de chevaux au son des coups de feu). Preuve s'il en faut que ce qui choque ou non, ce que les publics acceptent ou non de l'art est aussi une question d'époque et de contexte avant d'être absolue.
Un plaisir à lire
Ajouter un commentaire